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Une utopie intellectuelle aux accents conservateurs



La méfiance radicale envers l'étranger dans Saint-Jambe d'Alice Guéricolas-Gagné


Dans cette œuvre qui a été couronnée par le prix Robert-Cliche, Alice Guéricolas-Gagné transforme le quartier Saint-Jean-Baptiste de Québec en une République autonome du nom de Saint-Jambe. Cet État imaginaire est pourvu de deux particularités. En plus d’être composé exclusivement d’intellectuels passionnés de littérature, de philosophie et de culture classique, ses habitants s’engagent ponctuellement dans des entreprises collectives qui leur permettent de réaffirmer leur sentiment d’appartenance à leur communauté, à travers des activités le plus souvent loufoques.


Il convient de noter que le caractère subversif de ces rassemblements tend à apparenter idéologiquement l’utopie collective de Saint-Jambe à un projet anarchiste, en raison de l’hostilité que les habitants de cette ville imaginaire semblent nourrir à l’égard de toute organisation étatique et bureaucratique de l’espace public. Au début du récit, c’est ce qui incite par exemple les habitants de Saint-Jambe à organiser un blocus pour protester contre l’avalanche de chantiers qui dénature leur quartier. Unis par une même volonté de s’approprier l’espace public, des manifestants de tous âges se réjouissent alors à l’idée que l’administration de la ville ait été contrainte de suspendre les contrats de construction « pour cause de “catastrophe utopique” » (p. 25).


Plus loin, un militant solitaire entraîne similairement ses concitoyens à protester contre les bâtiments de béton des années soixante, dont les « allures soviétiques synthétisaient toute la folie des utopies devenues dystopies » (p. 110). Comme c’est le cas dans le roman Ruines-de-Rome de Pierre Senges, la révolte esthétique de ce personnage l’amène à pratiquer un « “terrorisme” doux » sous la forme d’une guérilla jardinière qui consiste à semer des herbes de toutes sortes, dans une volonté de « repoétiser le monde » (p. 112), avant d’endommager la façade d’un des édifices incriminés par ses campagnes virulentes au moyen d’explosifs.


Le titre de cet article peut donc surprendre, car le caractère conservateur de ce roman par nouvelles n’est pas immédiatement apparent, si l’on met de côté la volonté très marquée manifestée par l’autrice de présenter cet ouvrage comme un « traité d’ethnologie » (p. 155) destiné à recueillir le folklore local. En vérité, le ton pseudo-factuel adopté par la romancière ne fait qu’accentuer le caractère problématique d’un univers fictionnel derrière lequel se profile, à peine masqué, un portrait sublimé du Québec actuel, lequel semble surtout se caractériser par son nombrilisme et sa méfiance radicale vis-à-vis de l’étranger.


En dépit de leur appétit intellectuel insatiable, les Saint-Jambiens sont rarement intéressés par ce qui se passe à l’extérieur de leur belle République, comme l’indique explicitement la narratrice d’une nouvelle située au début du roman, avec un brin d’autodérision :


Nous savourions notre ermitage et notre supériorité de façon ostentatoire, comme on savoure un vieux porto en lisant Proust et en écoutant la musique d’un obscur génie du dix-neuvième siècle. (p. 17)


Dans l’ensemble, la romancière est pourtant loin d’articuler un discours critique à l’égard de cette posture intellectuelle, laquelle permet aux Saint-Jambiens de former une communauté d’autant plus soudée que tous ses membres semblent nourrir un sentiment identitaire exactement identique. À cet égard, la morale de ces récits est tout ce qu’il y a de plus claire : à chaque fois que les habitants de cette République modèle s’intéressent à autre chose qu’à l’avenir de leur ville, les conséquences s’avèrent catastrophiques. Ainsi en va-t-il, par exemple, pour le personnage de Filou, un « casanier professionnel […] dangereusement érudit » (p.29–31) qui décide d’organiser un long voyage en Chine, d’où il revient entièrement transformé. L’ancien ermite ouvre un bar fantastique au sommet de montagnes russes, où des clients malchanceux sont contraints d’effectuer des tours de manège à n’en plus finir, pendant que le propriétaire du bar éclate de rire, « les yeux presque fermés, ce qui mettait en valeur son petit côté Chinois maoïste » (p.39).


À la fin de l’œuvre, les conséquences de cette ouverture d’esprit prennent une ampleur autrement plus dramatique, dans la mesure où l’ouverture d’une auberge de jeunesse destinée à permettre aux « globe-trotteurs de tous âges [de] profiter de l’aura mythique de [leur] communauté » (p. 136) a pour effet de mettre fin à l’indépendance politique de la République de Saint-Jambe. L’arrivée d’un philosophe estonien parfaitement francophone provoque un enthousiasme démesuré de la part des propriétaires de ce gîte touristique, qui déploient des efforts considérables pour accueillir leur hôte comme il se doit. Leur joie laisse place à un profond étonnement lorsqu’ils découvrent, un beau matin, que leur ville a désormais acquis le statut de « colonie estonienne » (p. 148), à la suite d’un coup d’État planifié sous leur toit.


Compte tenu de l’insistance avec laquelle les narratrices de ces nouvelles mettent en scène l’esprit de liberté et de rébellion qui caractérise leur identité en tant que Saint-Jambiennes, il est quelque peu difficile de conclure que cet épisode serait un « appel à l’ouverture sur le monde », comme l’affirme la romancière en précisant que « c’est une chance [pour eux] de se faire coloniser ». Ces propos sont d’autant plus maladroits que l’avant-dernier chapitre de son œuvre effectue un parallèle explicite entre cette colonisation imaginaire de Saint-Jambe par les Estoniens et celle des territoires autochtones par la Nouvelle-France, avant de mettre de l’avant les côtés « positifs » de cette entreprise coloniale en laissant entendre que les Saint-Jambiens colonisés se réjouissent d’avoir désormais accès à des produits gastronomiques :


Nous avions été pris de court. Comme les Premières Nations à l’arrivée des Français, nous avions accueilli des étrangers qui s’étaient saisis de notre territoire. […] Pour marquer le coup, et pour nous remercier toutes trois de notre appui involontaire à sa cause, Anton nous fit livrer par avion des produits fins de la métropole. […] Nous nous trouvâmes ébahies d’avoir été ainsi flouées par notre philologue colonisateur. Mais cela avait été fait d’une façon si charmante que, passé le premier moment de colère, notre nouvelle nationalité nous apparut comme un cadeau, comme une chance inespérée d’essayer autre chose. (p. 148–149)


Il ne s’agit pas là de la première référence problématique aux populations autochtones qui traverse ce récit contrefactuel. Dans une nouvelle intitulée «Sinjambopolis », la découverte d’un temple à Athéna et de monnaies antiques dans la ville éponyme justifie les nombreuses références à la culture classique qui parcourent cet ouvrage, où le carnaval de Québec se voit par exemple remplacé par des « Dionysies » (des célébrations antiques en l’honneur du dieu Dionysos). Libérés de la honte qu’ils nourrissent à l’égard « de [leur] surprenant héritage gréco-latin en pleine Amérique du Nord » (p. 48), les habitants de « Sinjambopolis» se promènent en toges et érigent des thermes, sans communiquer leurs découvertes au reste du monde. Ils sont donc les seuls à connaître « la vérité », à savoir que ce territoire appartient depuis toujours aux Européens :


Il était reconnu jusqu’alors que le champ d’action des civilisations gréco-romaines se limitait au continent eurasien, ainsi qu’au nord de l’Afrique. On nous avait toujours dit que c’étaient ceux qu’on a appelé les Amérindiens ainsi que les Inuits qui avaient peuplé notre terre, et non des Européens, à l’exception de quelques Vikings qui ne se seraient sans doute pas donné la peine de construire un temple pour une déesse étrangère. […] Ces découvertes bouleversaient toute la conception occidentale de l’histoire. […] Nous avions préféré nous émouvoir seuls, en les limites de nos murs [sic], nous protégeant ainsi des foules de touristes qui n’auraient pas manqué de déferler chez nous si nous avions révélé la vérité à la planète. (p. 50–53)


Il est vrai que cette œuvre s’ouvre sur une citation attribuée à Claude Lévi-Strauss, où on apprend que « l’auteur de Race et Histoire » aurait affirmé que « c’est le fait de la diversité qui doit être sauvé, [et] non le contenu historique que chaque époque lui a donné » (p. 7). L’intention de la romancière n’était sans doute pas de justifier les entreprises coloniales, ni de célébrer les mythes nationaux qui passent sous silence les aspects les plus problématiques de l’histoire du Québec. J’ai eu beau chercher, il m’a cependant été difficile de trouver des passages qui abondent dans le sens de la citation liminaire, tant les habitants de Saint-Jambe pensent, agissent et parlent exactement de la même façon.

Sur la quatrième de couverture du livre, l’auteur François Blais, qui a présidé à la mise en récit des nouvelles qui composent cet ouvrage, suppose que les critiques parleront de cette œuvre comme d’un « ovni littéraire », en raison de ses qualités jugées inédites pour une primo-romancière. Pour ma part, je ne saurais faire autrement que de m’écarter de ce postulat, en soulignant qu’à l’heure où l’élection de la Coalition avenir Québec (CAQ) a ramené sur le tapis le débat éculé portant sur le port ostentatoire des signes religieux dans la fonction publique, et où l’on parle de faire subir une baisse importante au taux d’immigration au Québec, il m’a semblé au contraire que Saint-Jambe d’Alice Guéricolas-Gagné est plutôt en phase avec son époque.


Saint-Jambe Alice Guéricolas-Gagné

VLB éditeur, 2018



Lien vers la publication d’origine sur le webzine de critique littéraire La Recrue du mois : GUÉRICOLAS-GAGNÉ, Alice. Saint-Jambe, Montréal, VLB éditeur, 2018, 22 février 2019, https://medium.com/larecrue/saint-jambe-alice-guéricolas-gagné-dce2b1261086


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