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Entre le travail du care et la découverte du grand nord





Une nuit d’amour à Iqaluit de Felicia Mihali (éd. Hashtag, 2021)



Dans Une nuit d’amour à Iqaluit, l’on retrouve le personnage d’Irina, une professeure de trente-quatre ans partie enseigner le français dans le grand nord, que Felicia Mihali avait d’abord développé dans un roman paru quatre ans plus tôt chez Linda Leith éditeur. Dans La bien-aimée de Kandahar, cette jeune femme d’origine roumaine avait vécu une curieuse d’histoire d’amour avec un soldat canadien déployé en Afghanistan. L’effet conjugué de la distance et des contraintes liées à la vie militaire rendait Irina d’autant plus désirable pour ce jeune soldat, si l’on tient compte du fait que sa « bien-aimée » est résolument demeurée hors de sa portée. À l’époque, ces circonstances avaient fait d’Irina une sorte d’icône que l’on adore à distance sans qu’on ne désire réellement la connaître, ce qui l’avait placée dans une position assez inconfortable, où ce qui donnait de la valeur à son existence ne dépendait pas d’elle-même, mais plutôt du regard extérieur que l’on posait sur la personne qu’elle était censée être.


Entre les deux romans, une décennie s’écoule pour ce personnage, qui porte désormais en elle une immense fatigue. Dans la scène d’ouverture d’Une nuit d’amour à Iqaluit, qui met bien le ton pour le reste de l’œuvre, Irina admet déjà être « trop vieille » à 34 ans pour dire oui à la vie, ce qui n’est pas sans rappeler la posture qu’adopte la narratrice d’Une deuxième chance pour Adam, un autre roman de Felicia Mihali a fait paraître aux éditions Hashtag, en 2018. Celui-ci mettait en scène une femme près de la retraite, dont le quotidien était formé d’une multitude de luttes minuscules visant à s’arroger un espace de liberté personnelle. Dans un monde où les femmes sont trop souvent emprisonnées dans le rôle de garde-malades, ou ce que la critique anglophone appelle le travail du care, ce travail ronge fréquemment les forces des personnages de Mihali. Ses narratrices finissent le plus souvent par prendre leur revanche sur les hommes de leur entourage en laissant constamment planer un doute sur leur engagement, et sur le degré auquel elles consentent à se rendre disponibles pour leurs partenaires. Cette dynamique assez unique contribue à expliquer pourquoi les œuvres de Mihali qui mettent en scène des histoires d’amour ne le font jamais sur le ton du « chick lit », ou de la littérature à l’eau de rose.


Une nuit d’amour à Iqaluit n’échappe pas à la règle. Les relations qu’Irina entretient avec un policier de la communauté produisent effectivement une impression de malaise, qui ne fait que se renforcer à mesure que l’on progresse à travers la lecture. Depuis son arrivée dans le grand nord jusqu’à l’aube de son retour à Montréal, la narratrice ne cesse d’être courtisée par un homme dont elle rejette plusieurs fois les avances, sans parvenir à lui faire respecter sa décision de ne pas nouer une relation avec lui. Même si elle admet ressentir une certaine attirance envers ce policier, la curiosité d’Irina se voit sans cesse concurrencée par sa volonté très appuyer de conserver son indépendance. Sans qu’elle ne l’explique clairement, la méfiance prononcée dont elle témoigne vis-à-vis de celui qui deviendra, malgré tout, son partenaire, trouve sans doute son origine dans un phénomène que l’on observe chez les autres personnages féminins de Mihali, qui sont presque toujours trop sollicitées par le travail du care pour conserver l’énergie dont elles auraient besoin pour prendre soin d’elles-mêmes. Cet aspect de l’œuvre a particulièrement attiré mon intérêt, dans la mesure où il fait apparaître, de façon très subtile, les pratiques culturelles qui contribuent à expliquer pourquoi la parité hommes-femmes, loin d’être atteinte en 2021, a en réalité connu un recul important avec la crise sanitaire, laquelle a fait reporter davantage sur les femmes que sur les hommes le travail du care.


Ce roman poursuit également un travail de réflexion que Felicia Mihali avait déjà esquissé dans un roman qu’elle a fait paraître aux éditions Hashtag en 2019, Le tarot de Cheffersville, portant sur les rapports qui unissent les communautés autochtones situées au nord du Québec non seulement avec le reste de la province, mais aussi avec le reste du monde. L’année que l’autrice a passée comme enseignante dans le cercle arctique se ressent de manière très concrète dans son écriture, qui parvient à décrire avec une grande efficacité à quoi ressemble la vie dans ces régions dont on entend trop peu souvent parler dans les médias, et auxquelles les programmes scolaires ne nous introduisent que très superficiellement.


Les difficultés qu’éprouve la narratrice de s’habituer au froid polaire font, sans surprise, l’objet de nombreuses évocations, dans un roman où la célèbre rigueur de l’hiver canadien prend une toute autre signification que celle que l’on connaît dans le sud du Québec. Dans une région où l’éloignement des grands centres urbains est loin d’être le seul défi à surmonter si l’on veut survivre aux longs mois de gel, l’absence de lumière, l’isolement, le sentiment qu’il faut sans cesser lutter contre ses éléments pour assurer sa survie, s’avèrent être des aspects impossibles à oublier du quotidien :


« Les maisons semblaient trempées dans la créosote, figées comme les figurines dans une boule de cristal. Les gens vivaient dans un état de siège, guettés par un perpétuel danger. L’air mousseux, rempli de givre était devenu irrespirable, compact. Je n’avais jamais éprouvé ce sentiment que les gens pourraient mourir si facilement et si cruellement. Nous vivions dans une ville fantôme, sans humains en vue pour des heures et des heures. » (Mihali, Une nuit d’amour à Iqaluit, p. 189)


À travers les conversations presque toujours hostiles de ses protagonistes qui vivent la « nuit d’amour » que l’on retrouve dans le titre, Mihali n’hésite pas à aborder des sujets sensibles touchant à la difficulté d’entamer un dialogue interculturel efficace avec les communautés du grand nord, qui parviendrait à dépasser la sphère des stéréotypes. C’est ainsi qu’elle fait dire à l’amant d’Irina que les représentations culturelles qui portent presque exclusivement leur attention sur les violences que subissent les femmes autochtones peuvent elles-mêmes devenir problématiques, dans la mesure où elles contribuent à enfermer ces femmes dans une position de victimes, en niant leur capacité d’agir sur le monde et sur leur communauté :


« Beaucoup de femmes se sentent diminuées par la manière dont les gens les représentent ailleurs, les artistes, les fonctionnaires du gouvernement. On ne parle que des victimes, mais presque jamais de ces femmes fortes qui tiennent ensemble la famille. » (Mihali, Une nuit d’amour à Iqaluit, p. 85)


La chasse représente un autre sujet sensible que Mihali aborde avec tact, en soulevant avec humour les malentendus qui peuvent survenir entre ces communautés de l’Arctique et le reste de la population québécoise, dont les sensibilités environnementales se marient mal avec certaines de leurs pratiques culturelles. Le fait de « frapper les phoques sur la tête pour leur donner une mort rapide et sans agonie » (p. 247), fait ainsi l’objet d’une condamnation « unanime » de la part de gens qui entretiennent une vision sans doute un peu trop naïve des relations que les premiers peuples sont censés entretenir à l’égard de leur environnement naturel. Comme le rappelle la romancière, supposer que ces relations sont toujours idylliques, et qu’elles s’effectuent sans violence – voire sans ne saurait y exister aucun conflit entre les membres d’une même communauté autochtone –, cela revient trop souvent à reconduire les lieux communs que les auteurs occidentaux ont longtemps associés au mythe du « bon sauvage », qu’il faut résolument mettre de côté si l’on souhaite se familiariser davantage avec les populations qui habitent le grand nord.


Il ne reste qu’à souhaiter que, dans les prochaines années, ces problématiques continuent de faire l’objet de discussions, comme cela a été le cas après la sortie du documentaire très remarqué Je m’appelle humain, en novembre 2020, qui met en scène le parcours biographique de Joséphine Bacon.



Une nuit d'amour à Iqaluit

Felicia Mihali

Hashtag, 2021

383 p.

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