Le bonheur dans la forêt?
La mémoire du terroir dans les Chroniques de Capitachouane de Jean Bacon
En 1958, le camp forestier décrit par Jean Bacon dans ses Chroniques de Capitachouane évoque sans doute davantage l’atmosphère de romans emblématiques du terroir tels que La scouine (1918) ou de Maria Chapdelaine (1913) que celle des œuvres phares de la Révolution tranquille au tournant des années soixante. L’essentiel du récit se déroule « au milieu de nulle part, à l’écart de la civilisation » (p. 12), c’est-à-dire dans le camp forestier de Capitachouane, où la vie s’organise autour des activités typiquement masculines que représentent la coupe du bois et la drave.
Le roman ne nous apprend pourtant pas grand-chose sur le quotidien de ces ouvriers qui se contentent « de si peu : un patron pour la paye et une femme pour la gérer » (p. 18). Le point de vue adopté est celui de Rachel Breton, l’épouse du surintendant anonyme de ce camp forestier, et de leur fils Ariel, qui ambitionne à huit ans de devenir écrivain – en dépit du désintérêt, voire du mépris, avec lequel les hommes adultes de son entourage regardent les activités intellectuelles.
Le binôme formé par la mère excessivement protectrice et le bambin en quête de modèles masculins permet à Jean Bacon d’appréhender le quotidien difficile de ces « gens sans histoire » (p. 201) sous des angles variés, lesquels parviennent le plus souvent d’éviter à l’œuvre de sombrer dans les clichés de la pastorale ou du naturalisme. Capitachouane n’est, ici, ni tout à fait le lieu d’un enchantement idyllique, ni celui d’un microcosme ouvrier emprisonné dans le carcan des valeurs traditionnelles d’une Église qui « pointe l’index en direction du gouffre dans le but d’apeurer et de ramener le mouton à la bergerie » (p. 115). Plus exactement : le camp forestier éponyme fait tour à tour l’objet de ces deux représentations qui se superposent parfois dans le même paragraphe, et face auxquelles le narrateur se refuse de trancher pour dénoncer uniquement la misère des travailleurs du bois, ou pour exalter par-dessus tout l’émerveillement qu’il convient de ressentir devant les beautés de la nature sauvage.
Ainsi, lorsque le récit épouse le regard du garçon de huit ans, ces camps forestiers deviennent-ils des « Venise[s] sans gondoles » (p. 49) où les « hommes s’amusent » (p. 48), et que le petit Ariel est si pressé de rejoindre qu’il « aval[erait] les milles comme les ours noirs dévorent les poissons » (p. 45). L’amour immodéré de l’enfant pour les trains incite celui-ci à accorder une attention particulière à ce qu’il appelle le « péteux » (p. 20), cet engin de fer ultraléger dont tous les camps sont dotés, et dans lequel, dans un élan de générosité, le chef de gare lui promet de l’emmener faire un tour.
À l’autre bout du spectre, bien qu’également empressée de faire disparaître les kilomètres qui la séparent d’un époux fort peu intéressé par les joies du foyer, la mère d’Ariel n’éprouve certes pas le même enchantement vis-à-vis de cet univers, dont elle craint par-dessus tout « la liste des rapaces capables de la dévorer » (p. 168). Aux yeux de Rachel Breton, le Québec, qu’elle a parcouru dans toutes les directions, est un « pays enneigé et surgelé huit mois par année, envahi le reste du temps par les moustiques » (p. 15). Répugnée « au plus haut point » (p. 168) par des bêtes inoffensives tels que les chats et les chiens, qu’elle chasse de sa vue à coups de cailloux, elle n’est guère susceptible de goûter aux joies du terroir autrement qu’en songeant aux innombrables pots de confiture qu’elle pourra confectionner à partir de ses buissons de framboises. « Aux côtés de mon mari, la vie sera généreuse » (p. 13), songe-t-elle en débarquant à Capitachouane à l’entame du récit, sans se douter qu’une maladie foudroyante la fera plutôt connaître dans le camp comme « la madame aux framboises cassées » (p. 187).
J’ignore s’il convient d’identifier cette œuvre à un courant de la littérature québécoise contemporaine auquel l’on se réfère parfois comme au « néoterroir ». Dans un article paru dans la revue Liberté en avril 2012, Samuel Archibald définissait ces œuvres à travers trois critères, dont au moins le premier correspond bien aux Chroniques de Capitachouane, à savoir la « démontréalisation » d’une littérature habitée par d’autres lieux que la grande métropole, qui cherche à réinvestir les régions par l’imagination. Je n’y ai cependant pas trouvé les deux autres caractéristiques retenues par Archibald, c’est-à-dire le lyrisme tellurique de ces œuvres dont les discours et les procédés littéraires seraient « profondément moderne[s], profondément actuel[s] », pas plus qu’un intérêt renouvelé pour « la réalité du parlé québécois ». Le style de Bacon demeure plutôt classique, et aborde trop peu les circonstances matérielles dans lesquelles évoluent ses personnages pour faire apparaître une image véritablement renouvelée du terroir.
Cela dit, j’ai bien apprécié son effort d’évocation d’une époque dont on se souvient peu, ou que l’on évoque rarement quand on pense aux gens qui vivaient à l’extérieur des grandes métropoles. À certains égards, l’univers qu’il recréé m’a rappelé celui que l’on retrouve dans Blanc résine d’Audrée Wilhelmy, un roman situé dans un terroir imaginaire du nord, qui ressemble à de nombreux égards à la communauté que Jean Bacon met ici en scène. On y retrouve la même pauvreté, le même sentiment d’isolement, et la quasi impossibilité, pour les ouvriers, d’échapper à des conditions de vie et de travail extrêmement difficiles. Qui plus est, après avoir vécu plus d’une année de pandémie, quand je repense à cette œuvre où le chemin de fer forme la seule attache qui réunit une communauté isolée avec le monde extérieur, je dois dire que ne pose pas le même regard sur ma lecture des Chroniques de Capitachouane. Elle résonne davantage avec mon expérience vécue, et je crois qu’elle semblerait aujourd’hui plus actuelle pour un grand nombre de lecteurs et de lectrices qui ont également vécu cette expérience du confinement.
[1] Samuel Archibald, « Le néoterroir et moi », Liberté, vol. 53, nº3 (295), « Les régions à nos portes », avril 2012, p. 16-26 [ici : p. 17].
Jean Bacon
Lévesque éditeur, 2019
216 pages
Lien vers la publication d'origine :
BACON, Jean. Les chroniques de Capitachouane, Montréal, Lévesque éditeur, La Recrue du mois, 21 novembre 2019, https://medium.com/larecrue/chroniques-de-capitachouane-jean-bacon-69286c2de04a#_ftn1
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