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Un hangover au féminin



Regard rétrospectif sur Jelly Bean de Virginie Francoeur



Matin pénible, chambre minuscule, murs lancinants. Un down d’enfer! Atterrissage arrache-nombril sur le ventre. Déprimant. L’air ambiant d’une chaleur éprouvante. Mes dents claquent. Chaud-froid. J’ai faim? Soif? J’attrape un fond de verre de vodka-orange sur la table de chevet, je cale. Sandra dort comme un béluga qui manque d’air. (p. 29)


Ce paragraphe, sélectionné un peu au hasard parmi 177 pages de partys, de luxe et de prostitution, résume plus ou moins l’intrigue de ce premier roman de Virginie Francoeur. Trois jeunes filles élevées dans de riches familles conservatrices se plaisent à donner des pipes à des hommes mariés en échange de voyages dans le sud, en profitant de chaque instant d’oisiveté pour popper des « jelly beans », surnom affectueux qu’elles donnent à la MDMA. Contrairement à ce que prétend l’auteur du communiqué de presse préparé par les éditions Druide, les modèles féminins proposés par ce récit sont loin d’être « variés », à moins de considérer le critère physique comme étant révélateur de cette « diversité » : après avoir connu certains jours de gloire au club de danseuses, Sandra est désormais couverte de bourrelets ; Ophélie se désole de sa maigreur et garde depuis l’école primaire un complexe sur sa peau blanche, son absence de seins et ses taches de rousseur, et Djamila est une « Shéhérazade » envoûtante qui semble tout droit sortie d’un tableau orientaliste du XIXe siècle.


On me dira que ce roman n’est peut-être pas du genre à être lu pour l’intrigue et pour le portrait psychologique complexe de ses personnages, et qu’il faut plutôt rechercher le plaisir de lecture du côté de sa construction formelle et de la beauté de sa langue.


On aura beau aborder ce récit avec de la bonne volonté, en passant par-dessus les comparaisons mal inspirées (le « béluga » revient à quelques reprises), il est difficile de conclure que ses dialogues seraient « marqué[s] tantôt par la démesure, tantôt par la magnificence[1] ». Les trois BFF qui figurent au centre de ce Hangover au féminin s’expriment de la même façon, et il serait très difficile de les différencier si l’auteure ne leur avait pas appliqué quelques tics de langage. On a tôt fait de s’apercevoir que la fille d’immigrants algériens qui « fascinera » Ophélie et Sandra appelle systématiquement ses amies Habibi; que Sandra se méprend toujours sur la nationalité de ses interlocuteurs, comme en témoigne un passage où elle tente de convaincre un jeune Belge qu’il est forcément musulman, puisqu’il a l’air arabe (« T’es arabe, mon tipitte, c’est la même affaire. Euzôtes y lisent toutes le Couran », p. 45), et qu’Ophélie est trop occupée à penser à son passé de pensionnaire catholique pour intervenir outre mesure dans les conversations.


J’ignore quel est le lectorat visé par cette primo-romancière qui a déjà fait paraître deux recueils de poésie (Encres de Chine et Inde mémoire) et un essai (Leadership machiavélique). Il n’est certes pas facile de changer de genre littéraire, et sous des apparences parfois faciles, l’écriture romanesque constitue un exercice extrêmement exigeant. Les aspects les plus irritants de cet ouvrage s’expliquent peut-être par le fait qu’il s’adresse de prime abord à un lectorat adolescent, ce qui contribuerait à justifier la hachure des phrases — qui décrivent très souvent des impressions sensorielles -, la simplification psychologique de ses personnages, et les répétitions stylistiques. Je ne crois pas cependant qu’il s’agisse là d’une bonne stratégie pour raviver l’intérêt des « jeunes » envers la lecture.


Cela dit, bien de l’eau a coulé sous les ponts depuis que j’ai fait paraître la recension de cet ouvrage dans le webzine de critique littéraire La Recrue du mois en 2018. Outre la pandémie, il y a eu tout d’abord la controverse qui a éclaté suite à la critique que Christian Desmeules a publiée sur Chienne de Marie-Pier Lafontaine, et la république de Sara Hébert et Daphné B, sur le blog Filles missiles, qui mettait en lumière les biais que la critique littéraire adopte trop souvent à l’égard des publications rédigées par des femmes, qui ne sont pas soumises aux mêmes types de jugements de valeur que les publications dites plus « mainstream », rédigées par des hommes. La littérature intimiste, moins connue, est plus souvent l’apanage des autrices, dont la visibilité et le rayonnement dépendent d’une réception critique qui méconnaît trop souvent la tradition littéraire dans laquelle s’elles inscrivent :


« Le problème, c’est peut-être que Chienne s’inscrit dans un pan de la littérature qui vous est inconnu, ou pour lequel vous avez visiblement des préjugés : c’est un livre féministe. Vous condamnez ce livre, comme vous avez auparavant jugé grossièrement Thelma, Louise et moi, de Martine Delvaux et nombre d’autres livres de nos consœurs.

Nous pensons qu’il est important que vous élargissiez vos horizons de lecture et d’analyse. (…) Cela nous semble très maladroit, voire insouciant ou cruel, d’employer le mot « facilité » pour parler du livre de Lafontaine. S’il est à nos yeux ficelé avec justesse et habileté, nous avons peine à imaginer le courage et la difficulté qu’a dû commander l’écriture de ce récit. Nous déplorons que les atrocités et la violence vécues et décrites par l’autrice se retrouvent minimisées par le poids d’un jugement aussi réducteur. » [2]


Depuis, il y a également eu la publication de l’étude Quelle place pour les femmes dans le champ littéraire et dans le monde du livre au Québec ? commandée par l’UNEQ pour faire une première mise au point sur la parité hommes-femmes dans le milieu littéraire québécois, qui a révélé ce que trop de gens savaient, hélas… c’est-à-dire que la parité est très loin d’être atteinte :


« Au Québec, les manuscrits des femmes sont moins publiés que ceux des hommes (37 % contre 54 %). Leurs oeuvres reçoivent moins d’attention critique (37 % contre 58 %), même dans les genres tel le jeunesse, perçus comme leur apanage. On parle de leurs textes en d’autres mots, adoucis, moins percutants (voir encadré). Selon l’étude, « si les femmes semblent avantagées en regard du nombre de bourses, [...] [celles qu’elles] reçoivent sont plus petites que leurs confrères (elles reçoivent 50% des montants globaux, mais sont plus nombreuses à se les partager). » [3]


Aujourd’hui, ce sont des choses que je garde à l’esprit quand je lis des ouvrages écrits par des autrices, en me demandant dans quelle mesure mes critiques peuvent être conditionnées par ce contexte défavorable aux autrices. Est-il possible que celle-ci me pousse à adopter un regard plus critique envers la littérature féminine? Pour tenter de lutter contre ce biais, il pourrait être intéressant par exemple de relire Jelly bean à la lumière des Carnets de l’underground de Gabrielle Cholette, paru cette année dans la collection Queer chez Tryptique, un roman qui, comme le souligne Caroline Allard, livre des expériences très similaires à celles des personnages de Virginie Francœur :



« Né d'une rencontre heureuse sur Grindr – une application grivoise pour les personnes gaies – entre le doctorant en littérature médiévale Gabriel Cholette et l'illustrateur Jacob Pyne, Les carnets de l'underground nous emporte dans l'univers des boîtes de nuit new-yorkaises, berlinoises et montréalaises, aux côtés de personnages exaltés, toujours en recherche d'adrénaline. » [4]


Ce qui est bien certain, c'est qu'après un an de mesures sanitaires strictes qui ont mis un terme, du moins pour l'instant, à la vie nocturne montréalaise, je ne serais pas portée à poser le même regard sur le premier roman de Virginie Francoeur. Pour le public de 2021, celui-ci a désormais une saveur historique qui nous laisse avec une profonde nostalgie pour une époque où l'on pouvait facilement réserver un billet d'avion vers une destination du sud, voir ses amis sans se soucier de la distance qu'il convient de conserver d'un groupe et d'une personne à l'autre, et où la danse était si accessible... Je crois que, pour cette raison, la lecture me semblerait aujourd'hui plus agréable, en dépit des choix d'écriture qui m'ont fait regretter que les personnages n'ont pas été pourvus d'une psychologie plus complexe.




Jelly bean Virginie Francoeur Druide, 2018 184 pages


[1] « Portrait d’une génération en mal de repères, Jelly bean offre une prose authentique et dénuée d’inhibitions. Un texte où se côtoient obsession de la beauté et modèles féminins variés, dans un dialogue marqué tantôt par la démesure, tantôt par la magnificence. Grâce à une langue crue qui invite le lecteur dans une proximité où les sensations sont exacerbées, Virginie Francoeur propose ici un premier roman explosif. »


[2] Sara Hébert et Daphné B., « Lettre à Christian Desmeules », Filles missiles [date de publication non spécifiée sur le site], https://fillesmissiles.com/post/187730880002/lettre-à-christian-desmeules


[3] Catherine Lalonde, « Le livre québécois privilégie un genre », Le Devoir, 22 novembre 2019 : https://www.ledevoir.com/culture/567632/edition-le-livre-quebecois-privilegie-un-genre


[4] Caroline Allard, « Les carnets de l’underground et le désir d'exulter », Radio-Canada, 4 février 2021 : https://ici.radio-canada.ca/ohdio/premiere/emissions/plus-on-est-de-fous-plus-on-lit/segments/chronique/342173/carnet-underground-gabriel-cholette


Lien vers l’article d’origine paru dans le webzine de critique littéraire La Recrue du mois :


FRANCOEUR, Virginie. Jelly bean, Montréal, Druide, 2018, La Recrue du mois, 18 octobre 2018, https://medium.com/larecrue/jelly-bean-un-hangover-décevant-4d63eaf9df74.

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